Chesterfield, les îles magiques

Il est 6h00... c’est un matin comme les autres.

Le ciel et ses nuages se reflètent sur une mer parfaitement lissée, plongée dans le silence le plus total.

Des perles d’eau glissent sur le pont rafraîchi par la nuit. Je fais un tour d’horizon de la baie, mon cœur se serre, à la fois triste et très excité. Je quitte aujourd’hui la Nouvelle-Calédonie pour un long voyage.

Je suis rentré il y a maintenant deux ans de mon premier tour du monde avec mes parents tout en sachant que je ne pourrais pas poser les pieds éternellement à terre. La mer a envoûté mon cœur, tout comme ceux de mon père et de ma mère après cette indescriptible expérience qui nous a irrémédiablement soudés. Grâce à leur volonté, leur patience et leur courage – des qualités que personne ne pourra jamais leur retirer –, nous avons vécu un véritable rêve autour du monde et ils ont pu m'offrir la meilleure enfance possible. Je ne les remercierai jamais assez… Nos chemins se sont désormais séparés, mais nous continuons chacun de notre côté notre périple maritime. Nul doute que nous nous retrouverons un jour ou l'autre sur un mouillage idyllique.

 

Je hisse la grand-voile, les drisses résonnent sur le mât. Alain, avec qui je continuerai à sillonner les océans, à bord de Tec’Hadenn, me fait signe qu’il est prêt. Les cordages du corps-mort s’apprêtent à être décrochés. Lentement, Nouméa s’éloigne.

Emeline et Nancy, les nouvelles propriétaires de "Pirates.com", catamaran sur lequel j’ai passé mon enfance, nous accompagnent, bateaux côte à côte. Nous échangeons des derniers au revoir. Je suis terriblement ému et mes yeux brillent... je quitte ma petite vie sociale calédonienne.

La passe d'Uitoe nous attend pour nous éjecter vers le large en direction des îles Chesterfield, sur lesquelles nous avons prévu de passer quelques belles semaines.

Je profite une dernière fois du réseau pour partager des photos et échanger quelques derniers messages. La nuit s’abat progressivement, la Nouvelle-Calédonie n’est plus qu’une silhouette montagneuse.

Je n’avais pas oublié ces ciels étoilés flamboyants pendant mes quarts de nuit. Mais quel bonheur de retrouver la voie lactée traversant les voiles de bout en bout, parsemée d’étoiles filantes. Tout comme ce néon de bleu qui entoure la coque, qui n’est autre que le plancton.

Le vent est doux, il frôle mon visage, la musique dans mes écouteurs s’échappe. Je me sens à nouveau propulsé dans un tourbillon d’aventures. Les idées fusent, je repense à mes projets, qui semblent tous revenir à l’océan. La motivation est toujours plus importante en mer, et les moyens pour réaliser ses rêves y semblent illimités.

L’inspiration revient, les mots s’enchaînent, l’immersion du voyage est à nouveau en moi.

 

Le vent est instable, mais reste aux alentours du plein portant. La moitié du chemin est dépassée, nous finissons de manger notre petit plat en nous disant qu’il va peut-être être temps que les poissons viennent titiller nos leurres. Nous avons laissé beaucoup de place dans le congélateur en imaginant notre pêche future. Visiblement, nous étions un peu prétentieux… Et, comme d'un fait exprès, c'est à ce moment précis que le moulinet passe à l’action. Son cliquetis caractéristique retentit de mon côté. Je regarde Alain : il comprend bien que c’est moi qui vais encore (j’insiste sur le encore… hum) le battre à notre petit concours perso de celui qui remontera le plus de poissons en fonction de la qualité de la chair multipliée au kilo… oui, il faut bien s’occuper en mer. Il me lance alors un "il n’est pas remonté, hein !". Oui, oui…

Le moulinet se vide de plus en plus rapidement, ce n’est visiblement pas une sardine qui a mordu, cela se confirme quand j’aperçois les sauts spectaculaires du cartilagineux pourvu de rostre qui s’est lancé sur mon leurre.

Je bataille plus d’une demi-heure pour l’apporter à la jupe du bateau. Il en faudra encore une pour monter le monstre de 2,60 mètres avoisinant les 130 kg à bord du Tec’Hadenn. Mon rêve de petit garçon s’accomplit 10 ans plus tard, mon marlin bleu est enfin pêché !

"

Je glisse ma main sur sa tête, tout mon respect revient à ce magnifique poisson.

Il me faudra l’après-midi pour découper le morceau. Les cannes sont officiellement retirées pour un bon bout de temps, la pêche est avant tout un moyen de se nourrir à bord, nous ne pêchons qu’à cette occasion.

Près de 3 heures au total, de la touche au congélateur, rares sont les fois où il aura fallu autant de temps pour un seul poisson !

On peut dire que ça occupe...

 

Je me pose enfin, alors qu’un jeune fou vient atterrir sur le rail de grand-voile. Je le laisserais bien tranquille, mais je préfère le taquiner un peu, armé de mon appareil photo.

Le soleil se couche, il passe sa tête sous son aile. Je me mets à ramper plus d’un quart d’heure sur le pont pour l’approcher, de peur qu’il ne s’en aille, et je me rends compte qu’il se fiche royalement de ma présence. J’observerai finalement les étoiles auprès de lui en lui offrant même quelques caresses sur les plumes.

La navigation est agréable, le vent s’est établi S-SO à 15 nœuds, la mer s’est un peu formée, mais reste tranquille.

Nous passons au nord du récif Nereus, et préférons éviter les hauts-fonds à 40 mètres qui n’apprécient guère l’aventureuse houle qui oserait leur passer dessus.

Les îles Chesterfield ne sont plus qu’à 24 heures de mer si nous maintenons notre vitesse. Des centaines d’oiseaux tournoient déjà dans le ciel, nous croisons un groupe de mégaptères très furtives.

La météo avait bien annoncé un front de sud pour notre dernière nuit en mer. Et à l'heure prévue, la nav devient sportive avec un vent à plus de 25 nœuds ; nous faisons des pointes à 12 nœuds, et maintenons une vitesse constante de 9 nœuds dans une mer plutôt déchaînée : deux ris dans la grand-voile et un "string" de génois. Nous devons même ralentir le bateau pour arriver en plein jour dans l’archipel tant convoité des Chesterfield, dont les cartes sont assez peu précises sur notre cartographie électronique.

 

Les Chesterfield

La question est maintenant de savoir où nous allons mouiller : île Longue, île Loop, îlots du mouillage ?

Les mouillages se valent autant pour leur protection que pour leur beauté. J’adore ce genre de moment de réflexion où nous devons choisir quelle île déserte nous allons nous approprier le temps d’un petit mois... Le problème sera finalement réglé de la meilleure des manières : nous allons tous les faire !

L’archipel des Chesterfield, qui est rattaché à la Nouvelle-Calédonie, est formé de deux atolls distincts, les îles et récifs Bellona au sud, et plusieurs petits groupes d’îles au nord, dont Avon Islets, Loop Islet et Longue Island.

Cette réserve naturelle est réputée offrir la plus grosse concentration de tortues marines au monde. Une nuit, plus de 500 traces de tortues furent recensées par un bateau scientifique sur une seule île lors de la saison des pontes, qui commence en novembre.

Nous sommes en août... Avec un peu de chance, un couple de tortues hors normes n’aura pas voulu attendre toutes les autres pour copuler, et je serai là pour assister à une magnifique nuit de ponte hors-saison ! Bon je rêve un peu, mais faut y croire !

Ces îles sont également le refuge d’un nombre ahurissant d’oiseaux marins aux piaillements interminables, mais tellement mignons !

Le jour se lève enfin, la dernière nuit de quart est passée, nous arrivons en fin de matinée. La mer est hachée, il nous tarde d’arriver et de nous reposer.

La pioche est plantée à 13h00 dans le plus saphir des bleus et la plus cristalline des eaux, et je m'imagine déjà du soir au matin me prélasser dans cette "baignoire" exceptionnelle. Pour commencer notre escale aux Cheterfields, nous avons décidé de mouiller aux îles qui sont à l’est de l’atoll, de façon à être protégés de l’alizé dominant.

Le ciel est noir d’oiseaux ; fous, noddis, sternes et frégates cohabitent dans un brouhaha permanent de cris stridents et d’une odeur entêtante de guano. L’artillerie est sortie, tous les appareils sont à poste, caisson et drone parés à mitrailler. Malgré l’envie d’aller dormir, je pars vite faire un tour dans l’eau histoire de voir à quoi m’attendre. Je ne serai pas déçu de voir une variété de poissons absolument affolante et des coraux en pleine vie. Le sable est jonché d’holothuries, qui jouent un rôle important dans l’écosystème marin, filtrant notamment l’eau de diverses particules.

Pas un nuage ne vient perturber cette première journée aux Chesterfield. Et puis…

Et puis je lève la tête et je découvre quelque chose de vraiment inattendu. A une centaine de mètre du bateau, un tronc. Un tronc ? Certainement pas ! Je crie , je hurle, je gesticule pour attirer Alain qui vaque à ses occupations : baleines. Baleines à bosse !

Elles nagent au ralenti dans 15 mètres de fond, quasiment à la hauteur des jupes du catamaran... ! Pris par l’excitation, nous sautons dans l’annexe pour les rejoindre, je me prépare à me mettre à l’eau. Elles apparaissent tout à coup sous mon masque, la mère et son baleineau. Les deux masses sombres s’approchent, étonnées de ma présence. D’un virement de bord subit, la mère me dévoile son ventre blanc immaculé. Le petit, d’un clin d’œil, me salue. Un coup de queue suffit pour me faire larguer de quelques dizaines de mètres. Nous les suivons quelques instants avec le dinghy avant de les laisser repartir.

Je sors les yeux plein d’étoiles, sympathique pour un premier jour dans les Chesterfield…

 

Mes parents arrivent tout juste du nord de la Calédonie. Je suis impatient de leur dire que les baleines sont présentes dans l’atoll. L’ancre de leur catamaran "Black Lion" est à peine posée, que de nouvelles baleines géantes reviennent. Nous partons cette fois-ci ensemble et restons plus d’une heure avec elles. Nous nous rendons à peine compte de la chance que nous avons.

Un requin-tigre s’approche des catamarans dans l’après-midi. Une visite franchement moins amicale et qui nous refroidit, quand il s’agit de nous remettre à l’eau.

Les jours se suivent. Nous plongeons près de quatre jours d’affilée avec les rorquals, chaque plongée entrecoupée de quelques balades sur les îlots aux somptueuses plages. Ces plongées deviennent notre passe-temps favori. Nous avons la conviction que ce sont des moments absolument uniques que d’avoir nos baleines de compagnie. Nous finissons même par leur donner des petits noms : c'est bien ce que l'on fait avec ses amis, non ? A force de les côtoyer, on a l'impression de vraiment les connaître. Une sensation indescriptible !

Après quelques jours, le temps devient morose. Heureux d’avoir profité au mieux des cétacés, nous nous adonnons aux grasses matinées et à la flemmardise durant quelques jours. C’est le moment idéal pour rédiger quelques lignes, trier et traiter les mille cinq cents photos déjà prises sur place, qui vont très vite s’entasser sur mes disques si je ne fais rien…

Deux jours passent, le vent baisse, l’épaisse couche de nuages qui subsistait au-dessus de nos têtes s’éloigne sur l’horizon.

La mer se calme, elle perd ses rides, et devient tout à coup parfaitement lisse, le fond sableux est redessiné par les rayons du soleil réfléchis sur l’ondulation des vagues.

Le mouillage devient une piscine naturelle dans laquelle les dauphins viennent à notre rencontre, peu effrayés par notre présence. De petits groupes fendent lentement la surface, je m’éclipse sous l’eau, avec cette impression de voler à quelques mètres du sol. Nous nous croisons le temps d’une minute. Avenants et complices, ils repartent calmement dans un turquoise envoûtant.

 

Les sternes sont terriblement bruyantes, leurs cris aigus interminables. Mais je vous rassure, nous ne nous plaignons pas. Je compte sept espèces d’oiseaux marins sur les îlots, dont deux espèces de sulidés, le fou masqué, facilement reconnaissable à son bec et ses yeux d'un jaune magnifique. Ils nichent à même le sable, contrairement à son congénère, le fou à pieds rouges, qui niche dans les baliveaux.

Les frégates sont discrètes et restent à l’écart, se rapprochant de leurs voisins quand il s’agit de voler le poisson fraîchement pêché par les noddi noirs.

Nous suivons l’évolution des juvéniles fraîchement éclos ; il y a souvent deux œufs dans les nids, le plus résistant des nouveau-nés survit, et l’autre meurt, dans la plupart des cas… la triste réalité de la sélection naturelle et la loi du plus fort. Puis ce petit oisillon nu, frileux, encore dépourvu de duvet, grandira pour devenir un prépubère, quelques plumes au menton et sous les ailes. Insolent, il quémandera de la nourriture réchauffée à ses géniteurs en piaillant de sa voie enrouée. Rapidement, le duvet se transformera alors en véritable plumage. Il est franchement drôle de les voir avec leur moumoute touffue sur la tête. Un vrai défilé de mode avec coupes de cheveux exubérantes du 21e siècle. Encore un peu de temps et les premières plumes apparaîtront, son bec jaunira, son corps s’effilera.

Son heure viendra alors de quitter le cocon familial, de rejoindre ses congénères au cœur des tempêtes, de braver les vents, les mers déchaînées à la recherche du délicieux poisson-volant, et de revenir des mois plus tard (ou pas), extenué de son épopée de véritable aventurier.

 

Après quelques jours seulement aux Chesterfield, nous nous déconnectons complètement. Nos seuls problèmes consistent à savoir si nous partons plonger avec les baleines ou si nous allons chercher des trésors sur les plages… Et puis un matin, nous sommes rejoints au mouillage par un couple de jeunes Français récemment partis à l’aventure à bord de leur joli monocoque. Ils sont des plongeurs chevronnés et des scientifiques expérimentés, nous faisons connaissance et passons d’excellents moments avec eux.

 

L'anniversaire de Maman…

Le 1er septembre est une journée un peu spéciale, puisque c'est l'anniversaire de mon adorable maman, qui est au mouillage juste à côté de mon bateau ! A deux annexes, nous voilà partis tous les 6, soit les équipages des trois voiliers au mouillage dans l'archipel, sur l’îlot du Passage pour y faire un pique-nique et une plongée bouteille. Les fonds sont somptueux, les requins gris, les bancs de barracudas, les serpents marins omniprésents, et la variété de coraux nous fait pétiller les yeux. Soudain, à 18 mètres de fond, une baleine nous frôle sur le tombant de la patate de corail. Nous somems complètement surpris et nous ne ne nous y attendions pas du tout. Et voilà qu’elle repasse nous voir une deuxième fois au ralenti et s’éclipse dans le fond. Quand ce n’est pas nous qui venons les voir, ce sont elles qui viennent au contact… Quel cadeau d'anniversaire !

La plage est tout aussi belle que sur les autres îlots. J’aperçois une roche un peu différente enfouie dans le sable. Je creuse pour la découvrir entièrement et me rends compte qu’il ne s’agit pas d’une pierre mais d’une brique. Il y a quelques années, nous avions, mes parents et moi, rencontré un couple au Venezuela, qui avait découvert une épave du 16siècle. Il nous avait expliqué que le fond des bateaux était lesté de briques rectangulaires. Cela coïncide parfaitement avec cette jolie brique que je tiens dans la main. Tout excités, nous fouillons les dalles rocheuses enfouies de sable… une, deux, trois briques, nous avons visiblement trouvé une épave. Quelques morceaux de métaux rouillés, également des os de baleines très anciens. Nous rêvons, imaginons et inventons nos histoires, pour essayer de comprendre ce qui a bien pu se passer sur ces rivages déserts. De l'avis général, il pourrait s'agir d’un baleinier échoué à la fin du 19siècle. Nous avions entendu des histoires qui disaient qu’il était possible de retrouver des bouteilles de vieux whisky japonais, breuvages courants sur les bateaux de cette époque. Et voilà que je trouve un cul de bouteille carré, avec l’inscription bien claire : NIKKA WHISKY, sur le lieu même du naufrage. Il s’agit bien d’un whisky japonais de la fin du 19siècle. Cette fois, on y est. Ce n'est plus un rêve : à nous trésor et pièces d’or…

Nous reviendrons quelques jours plus tard faire une plongée bouteille, entre la plage et la barrière de corail. On espère tous trouver d'autres traces intéressantes de ce naufrage. Malheureusement, notre plongée sera sans succès. Mais je ramène quand même un vrai trophée avec mon cul de bouteille et mon morceau de brique…

 

Et puis il faut partir…

Une fenêtre météo s’ouvre pour l’Australie… Il y a bien un jour où nous devrons quitter ce paradis perdu. Le choix est difficile, mais, si nous retardons le départ, nous ne partirons jamais. Et même si nous sommes en autarcie presque totale dans cet éden pacifique, il va bien falloir appareiller. D'ailleurs, nous avons pleinement profité des Chesterfield, et ne regrettons pas cette escale exceptionnelle.

4 septembre 2018 : il est temps de lever l'ancre et d'abandonner notre paradis. C’est dur, très dur de prendre la passe de l’îlot du Passage. Nous savons très bien que nous ne retrouverons pas un endroit comme celui-là de sitôt. Mais ce qui est sûr, en revanche, c'est que nous y reviendrons un jour. Promis ? Promis !

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